Mort il y a 60 ans (Le 4 janvier 1960) dans un accident de voiture, Albert Camus, philosophe, journaliste et écrivain, prix Nobel de Littérature en 1957, n’a jamais été autant d’actualité. La période de confinement liée au coronavirus est sans doute l’opportunité de relire La Peste. Si la leçon d’humanisme qu’y livre Albert Camus était à comprendre, dans les années d’après- guerre, en référence au Nazisme, elle est à redécouvrir, en 2020, de manière littérale. Dans Oran, livrée à la Peste, où les habitants et ceux qui y étaient de passage se trouvent brutalement enfermés, en exil vis-à-vis de leurs proches, restés ou partis hors de la ville, les progrès de l’épidémie et l’écho qu’ils rencontrent auprès des autorités et de la population sont décrits étape par étape. Un feuilleton tragique qui, lu aujourd’hui, met en exergue la reproduction des mêmes archétypes de comportements à chaque crise. Un livre de chevet important pour prendre de la hauteur face aux évènements et un bonheur à lire.
extrait (La peste)
"Le mot de « peste » venait d’être prononcé pour la première fois. A ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard, étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux. "
A retrouver en librairie
Les quatre Lettres à un ami allemand, écrites sous l'Occupation et destinées à des publications clandestines, expriment déjà la doctrine de La peste et de L'homme révolté. Elles se placent sous l'invocation de Senancour qui, en une formule saisissante, avait résumé la philosophie de la révolte : "L'homme est périssable. Il se peut ; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice !"
Enchainement de circonstances sans intention de vivre, de comprendre ou de tuer, sur fond de chaleur accablante et de soleil meurtrier. Le héros, Meursault, obtient de son ami qu'il lui laisse son révolver pour éviter qu'il l'utilise. Sur la plage, un peu plus tard, il retrouve l'un des 3 hommes arabes avec lesquels il y avait eu une bagarre. Ebloui par le reflet du soleil sur la lame du couteau que tient l'autre, il sort son révolver de sa poche : « Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et, c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour où j'avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »
En 1951, 4 ans après La peste, Albert Camus entame avec l'homme révolté un cycle consacré à la révolte qui complète le précédent consacré à l'Absurde.
Un livre important qui, au moment de sa sortie, suscita autant louanges et polémiques tant la condamnation des révolutions et des idéologies absolues froissait les susceptibilités de chaque camp en période de guerre froide et de décolonisation.
Roman inachevé et publié après la mort d'Albert Camus, Le premier homme est nourri de l'expérience propre de l'écrivain sans être une biographie. C'est l'histoire d'un homme qui, à 40 ans, revient sur son passé pour comprendre d'où il vient et qui il est.
Un texte formidable sur la conception que se fait Albert Camus de son métier d'écrivain.
"Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas se séparer ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et s’ils ont un parti à prendre en ce monde ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.
Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou sinon, le voici seul et privé de son art..."